"Il n’y a pas de solution qu’à la condition de sortir du système". Alain de Benoist

"Un tel mélange est explosif. La seule question est de savoir si l’on s’oriente effectivement vers une explosion ou vers une implosion"

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"Il n’y a pas de solution qu’à la condition de sortir du système". Alain de Benoist


Par Alessandro Bianchi  

Alain de Benoist.  Intellectuel, philosophe, et politologue français, principal représentant du mouvement dit de la « Nouvelle Droite »

 
- Dans votre livre paru en italien sous le titre La fine della sovranità (Arianna, 2014), vous écrivez que la crise actuelle du capitalisme, qui a commencé avec la faillite de la Lehman Brothers, est une crise "structurelle". D'après vous, personne ne trouvera de solutions à la question du fait qu'il n'existe pas de mécanisme qui permette d'en sortir. Vu où en est la situation, la seule solution est celle que vous appelez un « nouveau commencement ». Qu'entendez-vous par là ?
 
Je parle de crise « structurelle » (par opposition aux crises de nature purement conjoncturelle) parce que le système capitaliste dans son ensemble est aujourd’hui confronté à de graves perspectives de dévalorisation de la valeur du capital, que le passage d’un capitalisme principalement industriel à un capitalisme principalement spéculatif et financier ne parvient pas à masquer. Au lendemain de l’affaire des subprimes, qui a éclaté aux Etats-Unis en 2008, avant de s’étendre au monde entier, les Etats sont par ailleurs venus au secours des banques et des fonds de pension en leur apportant des milliards de dollars. Pour cela, ils ont choisi de s’endetter massivement auprès des marchés financiers, c’est-à-dire du secteur privé, alors qu’ils étaient déjà pour la plupart confrontés à des déficits budgétaires importants. Après quoi ils ont mis en œuvre des politiques d’austérité insupportables, en s’imaginant à tort qu’ils allaient ainsi pouvoir rétablir l’équilibre. Rien de tout cela ne s’est produit. La politique de la dette a aujourd’hui atteint un tel niveau qu’on peut la comparer à une forme moderne d’usure : incapables de régler leur dette, les Etats doivent s’endetter encore pour payer les intérêts de cette dette, ce qui augmente à la fois le montant principal de la dette et celui des intérêts. C’est une spirale mortifère, mais qui ne peut pas se prolonger indéfiniment. A un moment où un autre, le principe de réalité finira par prévaloir sur la fuite en avant. Le problème est qu’il n’y a pas de solution interne au système. Il ne peut y avoir de solution qu’à la condition de sortir du système. C’est ce que j’appelle un « nouveau commencement ». 
 
 
 - Avec les politiques d’austérité, les pays d’Europe du sud ont été foudroyés par la dépression, la déflation ainsi que des taux de chômage très élevés. Pour l'instant, aucun pays n'est capable de freiner la chute de son économie, c'est pourquoi vous écrivez qu'une explosion généralisée semble inévitable dans les deux ans à venir. Jusqu'où les conflits sociaux pourraient arriver en Europe ? Et quelle pourra être la goutte qui fera déborder le vase ?
 
Je ne fais pas profession de lire l’avenir, et l’histoire est par définition imprévisible ! Mais ce sont parfois de très petits événements (ce que vous appelez la « goutte d’eau ») qui ont les plus vastes conséquences. Ce qui est sûr, c’est que la société est aujourd’hui totalement bloquée. Aucun des plans adoptés pour améliorer les choses n’a réussi. Le chômage et les « plans sociaux » continuent à se multiplier, les délocalisations se poursuivent, la désindustrialisation également. En France, la dette a désormais atteint le chiffre de 2000 milliards d’euros, soit près de 100 % du PIB. Nombre de jeunes préfèrent s’expatrier vers des destinations lointaines. Les classes populaires et les classes moyennes sont les plus touchées. Malgré cela, les milieux libéraux restent convaincus qu’il ne faut pas changer de cap mais au contraire accélérer dans la même direction. Quant à la situation politique, elle est bloquée elle aussi, avec une classe dirigeante de plus en plus coupée du peuple, qui cherche à nier la souveraineté populaire et ne se cache pas de préférer faire allégeance à la mondialisation économique plutôt que de se soucier des intérêts des nations. A cela s’ajoute enfin une crise généralisée de la décision. Un tel mélange est explosif. La seule question est de savoir si l’on s’oriente effectivement vers une explosion ou vers une implosion, c’est-à-dire un effondrement.
 
 
- L'introduction du MES et du Pacte fiscal, outre à celle de commissaires spéciaux, ont mené des experts comme Raoul Marc Jennar et Paolo Becchi à parler de « coup d’État ». Les États ont, en effet, renoncé à leur prérogative principale, à savoir leur souveraineté sur le bilan, en voyant leurs parlements et leurs gouvernements nationaux devenir de simples exécuteurs. Les partis historiques de droite comme de gauche ont accepté la fin de la souveraineté, en faveur d'un modèle qui est en train de détruire les constitutions et les droits sociaux constitutionnels établis. Croyez-vous que les nouvelles forces politiques puissent recouvrer la souveraineté perdue ? Existe-t-il, selon vous, un modèle socio-économique dont elles devraient s'inspirer ?
 
Les coups d’Etat sont généralement des actes politiques. Il faudrait trouver une autre expression pour désigner la manière dont les Etats ont renoncé à leur souveraineté pour se placer sous l’autorité des marchés financiers. En fait, ce qui est en cause, c’est la prise de contrôle du politique par l’économique. Inverser cette priorité n’est pas une mince affaire, car il ne suffit pas de proclamer qu’il faut « recouvrer la souveraineté perdue » pour la retrouver effectivement. On peut d’ailleurs se demander si des Etats-nations isolés peuvent atteindre un tel objectif. C’est la raison pour laquelle je suis sur ce point assez pessimiste. Je crois plus à la capacité du système à se détruire lui-même, à son corps défendant bien sûr, qu’à celle de ses adversaires à l’abattre. Quant aux modèles à suivre, je crois qu’ils sont surtout à inventer !


- Par le passé, vous avez déclaré être favorable à une fédération politique de l’Europe, sans considérer comme problématique l'introduction de l'euro comme monnaie unique. Dans La fine della sovranità, vous reconnaissez toutefois que la fédération politique est désormais irréalisable et que la nouvelle intégration (MES, Pacte fiscal et autorité bancaire) ne sert qu'à sauvegarder les crédits de la grande finance au détriment des États. Dans un tel décor, ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui la seule solution soit un retour aux monnaies nationales et à une pleine souveraineté monétaire, avec une banque monétaire centrale qui dépende du trésor ?
 
Je ne dit pas que la fédération politique est irréalisable. Elle est réalisable, mais dans les circonstances présentes elle impliquerait des transferts de capitaux massifs auxquels les pays les plus riches, à commencer par l’Allemagne, ne peuvent évidemment pas consentir. Je reste attaché sur le principe à une monnaie unique, ne serait-ce que pour faire face au dollar, mais je suis le premier à reconnaître que son instauration s’est faite en dépit du bon sens. Compte tenu de la disparité des niveaux économiques, des législations fiscales et sociales, etc., l’immense majorité des pays européens ne pouvaient pas utiliser une monnaie aussi forte que l’était auparavant le mark allemand. Cette survalorisation de l’euro a incontestablement aggravé la crise financière globale de ces dernières années. Quant à un retour aux monnaies nationales, certains économistes le préconisent, mais pour l’instant aucun Etat n’en veut. Tout montre au contraire qu’ils sont prêts à tout pour « sauver l’euro » – ce qui ne signifie évidemment pas qu’ils y parviendront. Un « retour aux monnaies nationales » n’implique d’ailleurs pas forcément de revenir à la lire, au franc, à la peseta, etc. On pourrait tout aussi bien imaginer plusieurs euros nationaux (un euro allemand, un euro français, un euro italien), voire un euro pour le nord de l’Europe et un euro pour le sud, exactement de la même façon qu’il existe un dollar étatsunien, un dollar canadien, etc. Mais je crois aussi, si l’on abandonnait l’euro comme monnaie unique, qu’il serait nécessaire de le conserver comme monnaie commune pour les échanges extra-européens. Monnaie unique et monnaie commune ne sont pas la même chose…
 
 
- En septembre dernier, l’UE a signé un traité de libre-échange avec le Canada (Ceta) et elle négocie actuellement un traité semblable avec les États-Unis (TTIP), la voie à suivre semble  donc celle des privatisations, des libéralisations, des facilités pour les capitaux financiers et des bénéfices pour les multinationales au détriment des petites entreprises et des travailleurs. Vous écrivez qu'à travers le TTIP, le projet de Washington et de Bruxelles serait celui de créer une union politique transatlantique : la souveraineté des parlements nationaux serait donc sujette aux volontés des États-Unis (avec la médiation de Bruxelles). Sommes-nous encore à temps de stopper ce scénario dramatique ?
 
C’est difficile à savoir. L’Union européenne est dans l’ensemble très favorable à la conclusion d’un tel accord de libre-échange avec les Etats-Unis, mais le projet de Traité transatlantique achoppe sur deux points essentiels : les obstacles non tarifaires, c’est-à-dire la question des normes sociales, fiscales, environnementales, etc., qui ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique. Le risque le plus grand est que les normes européennes soient abandonnées au profit des normes américaines, jugées moins contraignantes. Le second problème tient aux procédures qui permettraient à des firmes transnationales d’engager des procédures judiciaires contre les Etats ou autres collectivités qui prendraient des décisions considérées par les firmes en question comme de nature à nuire à leurs intérêts ou à diminuer leurs profits. Ces deux points sont difficiles à régler, à moins de s’aligner sans mot dire sur Washington. Pour les Américains, cette union commerciale transatlantique ne serait en effet qu’une étape vers une union politique. Mais j’ai quand même du mal à imaginer qu’une telle union puisse voir le jour, tant les intérêts américains et européens sont divergents, et tant elle serait contraire aux plus élémentaires données de la géopolitique. Cela dit, le plus inquiétant est l’opacité dans laquelle se déroulent actuellement les négociations, et aussi l’indifférence du grand public pour ce projet qui lui paraît si lointain. 

 
- Après l’introduction des sanctions contre la Russie, Moscou a commencé à intensifier ses  relations avec la Chine, enclenchant ainsi un processus de plus en plus vaste de dé-dollarisation qui concerne désormais, entre autres, tous les pays du groupe BRICS. Ces derniers sont arrivés avec l'accord de Fortaleza à projeter un modèle alternatif au Washington concensus. Pensez-vous qu'il s'agit d'un système financier international capable de défier l’hégémonie américaine et peut-il être la voie de l'émancipation pour les pays européens ?
 
Le système financier international est aujourd’hui à bout de souffle. Les Russes, les Chinois et la plupart des pays émergents souhaitent lui substituer un autre système, plus équilibré. En attendant que cela soit possible, on voit d’ores et déjà se multiplier les échanges bilatéraux qui ne font plus appel au dollar (paiement en euros, en roubles, en yuans, en escudos, etc.). L’agressivité des Etats-Unis envers la Russie, la renaissance de la guerre froide, l’adoption de sanctions contre-productives contre le Kremlin comme conséquence de la crise ukrainienne, ont eu pour seul effet de pousser Vladimir Poutine à se rapprocher encore plus de la Chine et des BRICS, et à accélérer la mise en place de son projet d’union économique eurasiatique. En ce sens, il n’est pas exagéré de parler d’un début de dé-dollarisation. Il faut voir maintenant jusqu’où ce processus peut aller. Les Etats-Unis, qui sont désormais sur la défensive, feront évidemment tout pour s’y opposer. Mais ils auront en face d’eux des partenaires plus résolus que ne le sont les Européens à faire valoir leurs intérêts. Comme toujours, il s’agit d’une affaire de rapport de forces, où le politique est appelé à jouer le rôle essentiel.

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